COMMENT LE BOUDDHISME (RE)VINT AUX SRI LANKAIS.
Connaissance & Partage
C’est une histoire tout à fait étonnante que je veux vous raconter ici. Sans forcer sur l’effet de style ça pourrait commencer par « il était une fois… ».
On est à New York en 1875 lorsqu’est créée la Theosophical Society à l’initiative de Helena Petrovna von Hahn, plus connue sous le nom d'Helena Blavatsky. Elle est associée pour la circonstance au colonel Henry Steel Olcott comme président et au clerc d'avocat irlandais William Quan Judge comme secrétaire. Cette Société Théosophique se propose de former le noyau d'une FRATERNITE UNIVERSELLE DE L'HUMANITE, fondée sur un syncrétisme à base de traditions d'hindouisme et de bouddhisme. Pour les théosophes, toutes les religions reposent sur un « Corps de Vérité » commun que les diverses pratiques s’efforcent d’occulter. La Théosophie vise donc à encourager l'étude comparée des religions, sciences et philosophies, mais elle fait surtout de l'investigation des pouvoirs psychiques et spirituels de tout homme, le véritable sésame de la société. Car madame Blavatsky affirme que la connaissance de certains enseignements ésotériques permet de développer des pouvoirs occultes, latents dans l'Homme.
Helena BLAVATSKY est née en 1831 en Russie. Enfant fantasque et sujette à des crises de somnambulisme, elle se passionne pour les phénomènes « paranormaux », traversant en diverses périodes de sa vie des crises psychologiques intenses à bases de mysticisme et de dédoublement de la personnalité. A partir de 1848 elle parcourt le monde en deux séries de voyages (1848-1858 puis 1865-1873), dont certains sont attestés mais dont beaucoup sont bidonnés. Elle se forge durant ses pérégrinations une doctrine “patchwork”, compilée souvent à des sources de seconde main, mêlant néoplatonisme, cabalisme, occultisme et bouddhisme fantasmés. Elle se fixe à New York en 1873 et y rencontre le colonel Olcott en 1874.
Henry Steel OLCOTT, avec une formation initial d’agronome, est devenu colonel au cours de la guerre de Sécession en travaillant dans l'intendance car, pacifiste, il s’était refusé à porter un fusil. Après la guerre il ouvre un cabinet d'avocat d’affaire et est pressenti, un temps, comme Secrétaire d’Etat aux finances des USA. Franc-maçon, il est passionné par l'occultisme et la magie. Il s'intéresse particulièrement aux phénomènes spirites qui sont très à la mode à cette époque (pensons à Victor Hugo à Guernesey…). C’est la clé de leur rencontre. Subjugué, il se converti au bouddhisme à la sauce Blavatsky, et abandonne tout pour s’engager à ses cotés.
C’est le début d’aventures rocambolesques dont H. Blavatsky est le pivot …
En 1879, ils s’embarquent pour l’Inde où ils prennent contact à Bombay avec Dayânanda Sarasvatî, le fondateur du mouvement ÂRYA-SAMAJ, favorable à une Inde traditionnelle, rompant avec le colonialisme britannique : en 1876, la reine Victoria a été couronnée « Impératrice des Indes ». Là, ils se lient avec un nouveau "compagnon", Alfred Percy Sinnett, journaliste, spirite, enthousiasmé par la théorie des « Maîtres Tibétains » de Blavatsky, qui vont lui envoyer de 1880 à 1884 des lettres d’initiation par des moyens paranormaux. Ces soi-disant “lettres des Mahatmas” furent l'objet de nombreuses controverses au sein de la Société Théosophique.
Ce trio m’évoque irrésistiblement du Sergio Leone : « Le bon, la manipulatrice et le pigeon ». Car dès 1883 il y a soupçon de tricherie dans les phénomènes évoqués. Certains des membres de la société prétendirent que les Mahatmas n'avaient jamais existé et que les lettres étaient une habile manipulation de madame Blavatsky. Une enquête, menée en décembre 1884 par la Société Royale de Physique de Londres, conclut que madame Blavatsky doit être considérée « comme l'un des imposteurs les plus accomplis, ingénieux et intéressants de l'Histoire » (selon la formule de l’enquêteur R. Hodgson). Confrontée au scandale, elle quitte l’Inde en 1885 et s’installe en Europe, d’abord en Belgique puis, à partir de 1887, à Londres, où elle meurt en 1891.
Son influence, dans une ambiance générale fin de siècle marquée par l’occultisme et l’ésotérisme, se fait particulièrement sentir dans le monde artistique, en particulier sur les « Nabis », terme traduit habituellement par « prophètes ». Maurice Denis évoque en 1918 cette période : « Nous réagissions contre le matérialisme et le naturalisme alors en faveur… Nous faisions un singulier mélange de Poe, de Plotin, de Schopenhauer. Les petites revues théosophiques étaient florissantes. Il y avait madame Blavatsky, Péladan, les expositions de la Rose-Croix. » Les plus engagés dans cette voie du bouddhisme ésotérique blavatskien, porté par la théosophie, seront Sérusier, Verkade (qui se fait moine en 1894) et Ranson qui imprègne son œuvre de créature mythiques dans des épisodes souvent hermétiques au non initié. En Belgique, Ensor et Mondrian seront aussi des adeptes de la théosophie.
Mais le destin d’Olcott est encore plus spectaculaire.
Il décide de demeurer en Inde à Adyar, centre mondial de la Théosophie, près de Madras (où il fut incinéré selon ses vœux après sa mort en 1907). Dès ses premiers contacts avec Ceylan, Olcott est totalement perturbé lorsqu’il découvre l’ignorance choquante des cinghalais sur le bouddhisme que lui connait. « C’était une situation étrange pour un nouveau converti qui venait en Asie non pour enseigner mais apprendre. Il va alors considérer les traditions religieuses de l’Asie telles que Calvin voyait l’humanité : une population déchue d’un passé édénique ».
Olcott, imprégné de l’orientalisme académique de l’Occident et converti au bouddhisme blavatskien, se met à considérer le bouddhisme des populations cinghalaises comme un faux bouddhisme, sans fondement, sectaire et crédule alors que le sien est le VRAI bouddhisme, ancien, pur, non dogmatique et non sectaire. Redoutant que cette ignorance ne provoque « une ruée de bouddhistes ignorants vers le catholicisme » (il est protestant d’origine), il se met en quête de moines susceptibles de s’engager au nom de Bouddha pour « guérir le peuple » de ses fantaisies. Mais faute d’écho, il entreprend lui-même ce travail, recrutant des assistants parmi les cinghalais anglophone de la classe moyenne. Dès 1881, il rédige un catéchisme bouddhiste qui constitue sa plus importante contribution à la renaissance du bouddhisme au Sri Lanka et qui est toujours en usage actuellement. Il est aussi à l’origine de la forme de bouddhisme qui prospère aujourd’hui aux Etats Unis.
Pour doter le bouddhisme d’un symbole unificateur, il dessine un drapeau, ce qui apparaît en Occident comme un marqueur identitaire fort des nombreux pays qui naissent tout au long du 19e siècle sur la carte du monde. Son drapeau incorpore les 6 couleurs de “l’aura” qui, en accord avec la tradition, environne chacun des endroits parcourus par le Bouddha. En 1889 ce drapeau est introduit au Japon par Anagarika Dharmapala et Olcott – qui le présentent à l’empereur qui l’agrée – et par la suite en Birmanie, partie de l’Empire des Indes tout comme Ceylan, mais qui a noué dans l’histoire des liens étroits avec celui-ci autour de la défense du bouddhisme Theravada contre le bouddhisme Mahayana.
Lors de la conférence inaugurale de l’amicale bouddhiste internationale (mai 1950), son président fondateur le professeur G P Malasekera proposa que ce drapeau soit adopté comme emblème du bouddhisme à travers le monde, ce qui fut adopté à l’unanimité. Aujourd’hui plus de 60 pays l’utilise à l’occasion de la fête de Vesak.
Il fait enfin campagne – avec succès - pour obtenir que “Vesak”, le jour qui commémore la naissance, l’illumination et la mort du Bouddha soit reconnue comme un jour férié.
A partir de 1886, il reçoit le renfort du jeune David Hewavitharana (né en 1864) qui, ayant reçut une éducation chrétienne au Collège de Kotte puis l’université de Colombo, se convertit au bouddhisme sous l’influence du colonel. Il change alors son nom en Anagarika Dharmapala et se place à l’avant garde de la lutte pour la liberté avec sa publication Sinhala Bauddhaya, qui guide les mouvements nationalistes et religieux. Car Olcott, citoyen d’un pays émancipé de la tutelle coloniale britannique encourage la revendication d’indépendance de l’ile. Ainsi dès l’origine le bouddhisme apparaît comme le marqueur identitaire incontournable de la nation sri lankaise, les minorités religieuses (installées de très longue date dans l’ile comme les musulmans et les hindouistes ou plus récemment les chrétiens) s’en trouvant exclues. Encore aujourd’hui les moines bouddhistes du Theravada forment des troupes de choc pour le nationalisme au Sri Lanka (écrasement des Tamouls) comme en Birmanie-Myanmar (pogroms anti-rohingyas). A la fin de sa vie, en 1933, Dharmapala est ordonné Bhikku (moine) à Sarnath, berceau du bouddhisme en Inde et il y meurt la même année à l’âge de 69 ans.
REV. ANAGARIKA DHARMAPALA – Statue à MATARA (SRI LANKA)
Mais très vite les campagnes religieuses d’Olcott se doublent de considérations ethniques qui fleurissent en Occident : descendant des nobles aryens (selon les visions occidentales) le peuple cinghalais doit retrouver sa dignité et sa prééminence en même temps qu’il revient aux sources de sa spiritualité. Par la lutte, il doit reconquérir ses droits légitimes, à une époque où il fait face à des discriminations considérables dans l’éducation, l’accès aux activités professionnelles et à l’auto gouvernement sous la tutelle coloniale britannique.
Olcott lance une série d’institutions d’éducation bouddhiste tel l’Ananda College à Colombo en 1886, le Mahinda College à Galle et le Dharmaraja College à Kandy. Il travaille enfin avec succès à la reconnaissance officielle de l’enseignement bouddhiste. Près de 400 écoles sont créées qui apprennent aux enfants cinghalais à valoriser leur civilisation et leur culture. Il ouvre ainsi la voie à la renaissance d’un mouvement national contre la loi britannique qui triomphera dans la lutte pour l’indépendance un peu plus d’un demi siècle plus tard. Aussi, chaque année, le 17 février, les bouddhistes du Sri Lanka allument des petites lampes et font bruler de l’encens pour commémorer l’anniversaire de sa mort en 1907.
Statue du COLONEL OLCOTT à COLOMBO (SRI LANKA)
Jean BARROT